A LA UNE

Gabon – Digitalisation administrative : entre injonction présidentielle et réalité d’un État encore englué dans ses lenteurs

La visite du président de la République, Brice Clotaire Oligui Nguema, au ministère de la Fonction publique, le 15 décembre 2025, se voulait un signal fort en faveur de la modernisation administrative et de l’accélération du traitement des situations des agents publics. Mais derrière le discours volontariste et les rappels à l’ordre répétés, une question centrale demeure : pourquoi, après des mois de transition, l’administration gabonaise continue-t-elle de fonctionner à un rythme que le Chef de l’État lui-même qualifie d’inacceptable ?

En s’insurgeant contre les lenteurs persistantes dans le traitement des dossiers administratifs, le président reconnaît implicitement l’échec partiel des réformes engagées jusque-là. Les retards chroniques dans les avancements, les rappels de solde, les intégrations ou les reclassements ne sont pas de simples dysfonctionnements techniques ; ils traduisent un problème structurel profond, mêlant inertie bureaucratique, déficits de compétences, absence de pilotage stratégique et, parfois, pratiques opaques.

La digitalisation, présentée comme le remède miracle, soulève elle aussi des interrogations. Certes, l’ordonnance n°0006/PR/2025 encadre désormais la transformation numérique de l’administration. Mais un texte, aussi ambitieux soit-il, ne suffit pas à transformer une machine administrative marquée par des décennies de gestion manuelle, de fichiers incomplets, de doublons, voire de données volontairement biaisées. Digitaliser un système défaillant sans l’avoir assaini au préalable, c’est risquer de numériser le désordre plutôt que de le corriger.

La promesse de transparence et de lutte contre la corruption par la dématérialisation mérite également d’être nuancée. La corruption administrative ne repose pas uniquement sur le support papier ; elle s’enracine dans des rapports de pouvoir, des réseaux informels et une culture de l’impunité. Sans mécanismes de contrôle indépendants, sans sanctions effectives et sans audits réguliers des systèmes numériques, la digitalisation peut devenir un simple habillage technologique, laissant intactes les pratiques anciennes.

L’appel du président à la discipline, à l’abnégation et au patriotisme des agents publics, s’il est politiquement audible, tend cependant à déplacer une part importante de la responsabilité vers les seuls fonctionnaires. Or, la crise administrative gabonaise est aussi le produit de choix politiques passés : recrutements non maîtrisés, absence de formation continue, politisation de la Fonction publique et marginalisation de l’expertise technique. Exiger un changement de mentalité sans repenser en profondeur la gouvernance administrative relève davantage de l’injonction morale que de la réforme structurelle.

Enfin, la question de la souveraineté numérique, mise en avant par le Chef de l’État, reste largement floue. Quels sont les outils retenus ? Où sont hébergées les données sensibles des agents publics ? Quels partenariats technologiques sont envisagés et avec quels garde-fous juridiques ? Sans réponses claires, la souveraineté numérique risque de demeurer un slogan plus qu’une réalité opérationnelle.

En définitive, cette visite présidentielle met en lumière un paradoxe : jamais la volonté politique de moderniser l’administration n’a été aussi affirmée, mais jamais le fossé entre le discours et le vécu quotidien des agents et des usagers n’a semblé aussi large. La digitalisation peut être un levier puissant, à condition qu’elle s’inscrive dans une réforme globale, courageuse et cohérente de l’État. À défaut, elle restera une promesse de plus, ajoutée à la longue liste des réformes annoncées, mais inachevées, de l’administration gabonaise.

Related Articles

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *

Back to top button